Textes
QUADRILLER LE SENS DE LA VIE
- OFFICE : But, tâche que l'on se donne à soi-même avec le sentiment d'un devoir à remplir.
- DESSIN : Art de représenter des objets (ou des idées, des sensations) par des moyens graphiques.
L’OFFICE DU DESSIN
Que cache ce titre délicatement guindé et bureaucratique, L’Office du dessin ? Ce projet d’envergure, qui poursuit sa croissance depuis 2016, révèle une entreprise aux ambitions paradoxales. Dans la forme, Olivier Garraud défend une esthétique modeste, « qui n’aurait l’air de rien » : son support, la feuille quadrillée, renvoie aux dessins des cahiers d’école, de ceux qui comblent l’ennui et autorisent de petites et grandes échappées. L’artiste utilise toujours les mêmes outils, des règles, des feutres, parfois des Rotring, et il se restreint strictement au noir et au blanc.
Haut et fort, son expression graphique manifeste la pertinence de se dispenser de talent, d’arrêter de vouloir bien dessiner : une manière d’affirmer une autre voie, primitive et plus transversale, où le dessin s’échappe de l’art pour rejoindre l’économie du fanzine, l’efficience des strips synthétiques des comics ou l’ascétisme du schéma technique. De facto, le dessin d’Olivier Garraud ne pavane pas, il va à l’essentiel, en empruntant des chemins de non virtuosité, des représentations parfois maladroites, des perspectives qui n’en sont pas vraiment.
Armé de cet outil efficient, l’artiste façonne son atlas personnel, qui comptabilise aujourd’hui près de 300 dessins numérotés et assumés en tant qu’Office du dessin. Les enjeux de ce corpus continuellement augmenté sont encyclopédiques et philosophiques : en effet, L’Office du dessin aspire à ressaisir ce vaste lieu commun, au sens propre comme au sens figuré, qu’est le monde. Sur un mode allusif et éclaté, sans avoir l’air d’y toucher, Olivier Garraud aborde les grands enjeux idéologiques du XXe siècle et sonde la psyché humaine, le tout avec une sorte de distance mélancolique et d’humour à froid.
MOTS ET MOTIFS
Le langage joue un rôle central dans L’Office du dessin : Olivier Garraud porte une attention particulière aux mots et à leurs possibles instrumentalisations. Il cite la critique des médias avancée par le linguiste et militant américain Noam Chomsky1, et ses dessins posent souvent la question des effets des médias dans nos "démocraties de marché", intégrant des messages synthétiques, ou des légendes en forme de slogans. Tout y passe : le déterminisme social, le football, le culte de la personnalité, le consumérisme, les conspirations, Dieu et les SUV…
ÉCOSYSTÈME NOIR ET BLANC
Au fil de ses différents accrochages, L’Office du dessin s’adapte au lieu : Olivier Garraud prend en compte des considérations esthétiques et sémantiques, et fonctionne à l’intuition. Le regard circule librement au sein de cette polyphonie dessinée, ce grand bourdonnement où la symbiose du texte et de l'image traduit la simultanéité de plusieurs niveaux de perception. Écosystème complexe, traversé d’aphorismes et de saillies graphiques, L’Office du dessin connote nos questionnements existentiels et nos croyances, cartographiant l’esprit du temps, entre empathie et causticité.
LE CATALOGUE D’IDÉES
Dans les multiples fonctions du dessin, on distingue la fonction d’anticipation, pour les dessins et esquisses de projet, la fonction d’investigation imaginative et le dessin de prospective, familier du monde de l’architecture et du design. À la croisée de ces fonctions, les dessins de L’Office du dessin constituent pour Olivier Garraud un vivier, un répertoire, un réservoir pour d’autres œuvres à venir. Ils sont du côté de l’hypothèse et contiennent des migrations de formes à l’infini : potentiellement, ils deviendront installation dans l’espace public ou wall drawing. Quoi qu’il en soit, ils préfigurent la définition de toute exposition : réfléchir visuellement.
Eva Prouteau
1 – Notamment, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, avec Edward Herman, Agone, 2008
ÉTANT DONNÉ LA SITUATION NOUS NE CHANGERONS RIEN
À l’occasion d’une résidence à la Cité des Arts donnant lieu à une exposition, Olivier Garraud présente pour la seconde fois son travail à Paris. Intitulée Étant donné la situation nous ne changerons rien, un titre jouant sur différents registres, l’exposition regroupe une sélection d’œuvres issues de L’Office du dessin - protocole de travail dans lequel l’artiste range ses travaux réalisés au crayon posca sur papier - ainsi qu’un film d’animation. Diplômé des Beaux-Arts de Nantes, Olivier Garraud développe une pratique compilatoire centrée sur le dessin noir et blanc, figé ou animé. Le médium s’y déploie dans son potentiel transitif, plaçant la parole et le geste, dans sa temporalité, au cœur des espaces.
Au croisement de plusieurs imaginaires, le travail d’Oliver Garraud interroge les lignes de partage d’un même lieu, celui de la feuille. Collision entre de l’intimité d’un médium longtemps dit “préparatoire” et de la sphère publique, des opinions omniprésentes, le trait de l’image comme du texte plastique insuffle ici une réflexion critique sur les contradictions et les maux des sociétés urbaines. L’artiste joue avec les codes de représentations. Teinté d’un humour noir comme l’encre du posca, le travail mêle emprunts à la culture élitiste (références à la peinture de genre, à l’hypergraphie et méca-esthétique lettriste, à l’art minimal) et populaire (bande-dessinée, slogans de publicité, industrie télévisuelle et domestique, société du divertissement, iconographie du quotidien, réseaux sociaux, science-fiction etc. …). Oliver Garraud se saisit d’un outil d'action directe, le dessin critique, pour ériger une réalité, elle, de moins en moins tangible. Cet emboitement d’espace, d’iconographies et d’énoncés, dont le sens émerge souvent dans un second temps, révèle une puissante force narrative, autant qu’une économie réticulaire, (l’usage du crayon) proche du do it yourself.
L’Histoire de l’art traverse en filigrane le corpus de L’Office du dessin qu’Olivier Garraud réalise, de manière systématique, sur des fiches bristol de comptabilité. Ces feuilles quadrillées lui permettent un dessin matriciel. Hormis l’évocation nostalgique du cahier d’écolier, cette « mise au carreau » est aussi celle du dessin académique. La technique, jadis utilisée pour la composition d’œuvres de grands formats, à partir de croquis ou dessins préparatoires sur papier met en première ligne le rapport d’échelle (qui est aussi le sujet de l’un des dessins présentés), renvoie à la matérialité du médium comme à la reproductibilité sans fin d’un sujet. Olivier Garraud met en place un outil lui permettant de jouer à sa guise des proportions et registres de représentations, à partir de tracés suivant les sections des carreaux. Cette technique évoque par ailleurs à la fois la pratique du copiste, que ce temps de l’entre-deux, celui du travail dans son chantier propre au médium, ainsi qu’à l’écriture par l’image (la technique, par exemple, a sans doute été utilisée pour réaliser les dessins de Nazca).
Si le carreau de la feuille renvoie au dessin d’atelier, il est aussi celui du pixel. Dans son dessin d’animation L’auto-radio, l’artiste échafaude un monde digital sans accessoire, émotion ou changement d’action (une voiture roule face à l’horizon sous un ciel de synthèse). Il revisite à sa manière le genre de la peinture de paysage (composition horizontale, ligne de perspective, fuite du temps etc.) autant qu’une sensation cinématographique (l’infini, la route, les billboards). Autre référence, sous une facture d’apparence rapide (la technique du carreau conditionne un temps long de travail), et des messages à même rapidité de consommation, la pratique d’Olivier Garraud s’inscrit tout autant dans une filiation conceptuelle, celle du texte plastique de Lawrence Weiner ou des tautologies langagières de Joseph Kosuth. Si le quadrillage peut évoquer la grille d’un Sol Lewitt, elle est ici aussi celle de l’enferment des sociétés contemporaines. Comme si l’actualité n’avait aucune mémoire, L’Office du dessin vient définir les termes d’une rencontre à l’horizontale entre action artistique et rêve d’un monde apaisé.
La question de l’instrumentalité du langage et du trait est ici centrale. Le dessin est le lieu de la transformation, de l’entropie – en théorie de l’information le terme qualifie la quantité de données délivrée par une source. Olivier Garraud nous parle du sens perdu, de l’obsolescence accélérée de notre système de pensée. Il l’autopsie, revisite cette récente révolution post digitale, qu’il transpose dans le champ artisanal du dessin.
Dans un son essai Pourquoi travailler ? (2009), Liam Gillick définit l’artiste comme celui qui a “pris la décision spécifique d’agir dans une zone exceptionnelle ne produisant pas nécessairement quelque chose d’exceptionnel”. L’espace des dessins d’Oliver Garraud, comme celui d’internet, échappe à la gouvernance ordinaire. Ici se télescopent art contemporain et culture populaire, monde tertiaire de la fiche bristol, espace public et domesticité, pratique low-tech et langage post-médium. Formant un rhizome de signes et de formes syncrétiques, ses dessins évoquent aussi la forme des breaking news, une autorité produite tant par celui qui l’émet que par sa synthétisation. Ce sens de la formule, du storytelling traverse le travail. À l’image d’un monde aux apparences trompeuses, l’usage du crayon semble signer le constat d’échec du médium internet. Karl Kraus induisait déjà le formatage de l’information par la langue. Faut-il quitter le software pour être entendu ? Ce retour au geste et à la main s’inscrit à rebours de l’utopie progressiste relayée par des technologies se renouvelant sans cesse et de plus en plus vite, jusqu’à obsolescence.
Trouver sa place dans un village global, occuper le terrain dans ces espaces physiques et mentaux, tel pourrait être le postulat de l’exposition. Olivier Garraud se fait l’archéologue, l’archiviste d’un monde déjà périmé. Faisant entrer dans l’espace de l’art le matériel d’une sous-culture mouvante et malléable, telle une mémoire collective immédiate, L’Office du dessin semble protester contre l’oubli.
Agnès Violeau, juin 2019
1 – Roland Barthes, Leçon inaugurale, 1977
BLACK ATLAS, LES EFFIGIES FANTÔMES
Tel que le ferait un Raymond Carver du début du XXI ème siècle, de par ce corpus empruntant au quotidien, c’est à travers la pose du mémorialiste involontaire que l’artiste dresse le tableau d’un zeitgeist désenchanté. Explorateur de l’inconscient collectif, Olivier Garraud amalgame les indices racontant en filigrane la société de consommation, la solitude urbaine, le branding, la religion et l’athéisme…
La typographie, le slogan ou la citation constituent les prétextes à un album qui fait défiler textures et sources hétérogènes sur fond d’écroulement des idéologies. Entre idée de croyance et référence à l’ère du soupçon”, l’artiste ausculte le climat ambiant et développe un paysage absurde sur le mode d’une boîte noire qui évoquerait autant de fables à l’heure d’Internet et des décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin. Son wall drawing planisphère où sont répertoriés les Losers et les Wieners cristallise à la fois une lecture du monde où les hégémonies géopolitiques ne tiennent qu’à une faute de frappe.
Si l’artiste se défend de la critique engagée au long cours, il préfère glisser entre effets potaches et humour vache : un mauvais esprit qui va de pair avec une écriture blanche et intime qui procède par le non dit et la suggestion.
Thématiques récurrentes, les cycles et les tautologies qui déraillent font agréger pêle-mêle les motifs au travers de cette logique de l’éclatement : heroïc fantasy, série B, théorie du complot ou franc-maçonnerie comme autant de fils narratifs et improbables qui font se rencontrer la pomme d’Apple, un demi-dieu artiste, les oiseaux d’Hitchcock… Reprenant les trames d’un atlas warburgien où accroches et fragments se diffusent en échos, les tracés au noir d’Olivier Garraud délivrent autant d’ombres sur papier que d’espaces célibataires, autant de lieux qui figurent l’écran de nos vies blanches. Une pratique foutraque et iconoclaste du dessin, dosée et distillée avec humour à froid.
Frédéric Emprou